Environnement

En Pologne, un bras de fer s’engage pour sauver la dernière forêt primaire d’Europe de l’exploitation intensive

Environnement

par Rachel Knaebel

A l’est de l’Europe, sur les territoires polonais et biélorusse, l’une des dernières forêts primaires du continent, classée au patrimoine de l’Humanité, s’étend sur plus de 140 000 hectares. Pour combien de temps encore ? L’année dernière, le gouvernement d’ultra-droite polonais a décidé d’ouvrir de larges zones de la forêt à l’abattage des arbres. Raison invoquée : elle est infestée par le bostryche, un coléoptère ravageur d’épicéas. S’agit-il d’un prétexte pour une exploitation économique de la forêt ? Sur place, des activistes venus de toute l’Europe ont engagé la lutte. Basta! s’est rendu sur place.

Teremiski est un village d’une vingtaine de maisons au milieu de la forêt de Bialowieza, l’une des dernières grandes forêts naturelles d’Europe, à cheval entre la Pologne et la Biélorussie. Ici, à plus de 200 kilomètres de Varsovie, aux confins de l’Union européenne, il suffit de marcher quelques mètres pour se retrouver en pleine forêt. L’entrée du Parc naturel de Bialowieza, zone protégée, est toute proche. Mais autour, les troncs d’arbres fraichement coupés s’empilent partout. Sur certains d’entre eux, des étiquettes rouges marquées de chiffres noirs sont collées. Sur d’autres, le tag « Cet arbre avait 100 ans ». Les traces laissées par l’exploitation forestière d’un côté, celles des écologistes qui veulent protéger la forêt de l’autre.

« Le problème n’est pas que l’économie locale tire des revenus de la découpe du bois. Le problème, c’est l’échelle et l’ampleur de l’abattage », précise Peter, un militant écologiste venu de Varsovie voir de ses propres yeux ce qui est en train de se jouer dans la grande forêt polonaise. Avec d’autres activistes de la capitale, il arpente les bois et les chemins de terre creusés par les roues des machines de coupe.

« Une région irremplaçable pour la conservation de la biodiversité »

Les membres du groupe sont choqués du nombre de troncs empilés. « Nous avons un gouvernement qui dit : "C’est notre territoire, notre pays, notre forêt. On en fait ce que l’on en veut". Alors que la forêt de Bialowieza ne concerne pas seulement la région et les localités alentours. Nous sommes au cœur d’un mouvement pour l’environnement dont la portée est globale », explique ce supporter du parti vert polonais Zieloni.

La forêt naturelle de Bialowieza s’étend sur plus de 140 000 hectares. Sur cette surface, la plus grande partie, 87 000 ha, se trouve en Biélorussie, contre 63 000 ha du côté polonais. L’ensemble de la forêt est inscrite au patrimoine mondial de l’Humanité de l’Unesco. Bialowieza abrite la plus grande population de bisons d’Europe, et au-delà, constitue un véritable trésor de biodiversité. La forêt « protège 59 espèces de mammifères, plus de 250 espèces d’oiseaux, 13 amphibiens, 7 reptiles et plus de 12 000 espèces d’invertébrés », note l’Unesco. Qui souligne aussi : « Bialowieza est une région irremplaçable pour la conservation de la biodiversité, en particulier du fait de ses dimensions, de son statut de protection, et de sa nature essentiellement non perturbée. »

La quasi-totalité de la partie biélorusse est classée "parc national". Du côté polonais, seulement 17% de la superficie possède ce label, le plus protecteur. « Le reste est géré par l’office national des forêts, et est ouvert à l’exploitation. Mais là-aussi, la zone est protégée », explique Bogdan Jaroszewicz, directeur de la station géo-botanique de Bialowieza, qui dépend de la faculté de biologie de l’université de Varsovie. La zone classée parc national comme celles ouvertes à l’exploitation sont des sites Natura 2000, le label européen des sites naturels à protéger.

Triplement des volumes coupés

La partie de la forêt ouverte à l’exploitation est divisée en trois districts. Chacun est couvert par un plan de gestion des bois, renouvelé tous les dix ans. L’an dernier, l’un de ces plans, celui d’un district couvrant 24 % de la partie exploitable en forêt polonaise, soit environ 12 000 ha, a été modifié par l’office polonais de gestion des forêts. « Le volume de bois qui pouvait être coupé à été triplé, souligne le géo-botaniste. Le plan précédent prévoyait 60 000 m3 de bois coupés sur les dix ans, le nouveau prévoit 188 000 m3. » Le projet de l’office national des forêts était même au début de multiplier par cinq les volumes de coupes, à plus de de 315 000m3. Il a été amendé à la baisse après un avis négatif de la direction régionale de la protection de l’environnement.

Les volumes peuvent encore sembler modestes au vue de la superficie totale de la forêt. Mais la controverse va au-delà. Le nouveau plan des gestions des forêts adopté par l’État polonais prévoit aussi d’effectuer des opérations de gestion forestière active dans des zones dans lesquelles toute intervention était jusque-là exclue, telles que les coupes sanitaires, le reboisement et les coupes de rajeunissement. C’est aussi la statut “naturel” de la forêt qui est en jeu.

Le gouvernement polonais justifie le triplement des volumes d’abattage par une invasion de bostryches, un coléoptère dévoreur d’épicéas. Personne ne conteste la présence de l’insecte ravageur d’arbres dans les bois de Bialowieza. Mais selon les scientifiques et les écologistes, il n’est pas nécessaire de couper plus d’arbres pour lutter contre. Pour eux, l’argument de l’Etat « ignore le fait que des invasions de bostryches ont lieu dans la forêt de Bialowieza tous les huit à dix ans et doivent être considérées comme un facteur naturel reflétant les changements dans la composition de la forêt, spécialement en période de changement climatique rapide », comme l’avait écrit un groupe d’ONG polonaises et internationales dans une plainte déposée auprès de la Commission européenne en avril 2016.

« Il a été dit qu’il fallait couper des arbres pour contrôler l’invasion du bostryche. Mais cet argument n’a rien à voir avec la réalité, estime Bogdan Jaroszewicz. Pour lutter efficacement contre le bostryche, les arbres infestés qui ont été coupés doivent être retirés immédiatement de la forêt, pour éviter qu’ils contaminent d’autres arbres. Or, ce n’est pas ce qui est fait. »

Condamnations par l’Unesco et la Cour européenne de Justice

Dans la zone d’abattage, juste à côté de l’entrée vers la réserve du parc national, des panneaux « Interdit aux piétons, danger » parsèment les chemins. Les écologistes de Varsovie s’arrêtent devant un arbre manifestement infesté par le bostryche mais qui n’a pas été coupé, alors que des troncs fraichement abattus sont entassés à côté. Les arguments du gouvernement polonais pour justifier les abattages n’ont en effet convaincu ni les écologistes polonais, ni les institutions internationales.

Début juillet, l’Unesco demandait à la Pologne de « maintenir la continuité et l’intégrité de la forêt ancienne protégée » et de « cesser immédiatement tout abattage et exploitation forestiers dans les forêts anciennes ». Puis, c’est la Commission européenne qui a prié l’État polonais de faire cesser les abattages dans Bialowieza. Et renvoyé le cas devant la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci a ordonné à son tour, le 27 juillet, la fin des abattages, qui se font dans des zones protégées par le réseau Natura 2000.

Pour la Cour, l’office national polonais de gestion des forêts met en œuvre à Bialowieza des opérations de gestion forestière « sans s’être assuré que cela ne porterait pas atteinte à l’intégrité du site Natura 2000 ». « La poursuite de ces opérations dans les habitats concernés menacerait de bouleverser en profondeur la structure et les fonctions des peuplements forestiers touchés sur le site Natura 2000 Puszcza Białowieska. (...) Ces opérations, compte tenu également de leur ampleur et de leur intensité, entraîneraient une métamorphose irréversible d’une forêt naturelle en forêt exploitée, avec un risque de perte d’habitats d’espèces rares », ajoute la Cour de justice dans son ordonnance. Malgré tout, les abattages se sont poursuivis.

Qu’a répondu le gouvernement polonais ? « La Pologne est accusée d’abattage à des fins d’exploitation du bois. Rien n’est plus loin de la réalité, a déclaré le ministère de l’environnement polonais après une rencontre avec la Cour de Justice début septembre. Les arbres sont abattus simplement pour des raisons de protection. »

« La destruction de la forêt est liée à la destruction de l’ordre constitutionnel »

Le conflit entre institutions européennes et l’État polonais sur le cas de Bialowieza arrive dans un contexte politique bien particulier. La Pologne est gouvernée depuis fin 2015 par un gouvernement d’ultra-droite et aux accents autoritaires. Les conflits avec l’UE sur sur les dérives anti-démocratiques se sont multipliés depuis. Cet État polonais qui veut abattre des arbres en disant protéger la forêt est dirigé depuis deux ans par le parti Droit et Justice (PiS) de Kaczynski. Avec sa majorité absolue au Parlement, celui-ci a, pêle-mêle : réformé le tribunal constitutionnel, placé des fidèles dans les médias de l’audiovisuel public et à la tête des grandes institutions culturelles, tenté de restreindre l’accès du Parlement aux journalistes, réformé la justice dans le sens d’une moindre indépendance des juges, tenté de faire passer une loi pour interdire totalement l’avortement et criminaliser femmes et médecins qui le pratiqueraient, ou encore refusé d’accueillir ne serait-ce que quelques milliers de demandeurs d’asile dans le pays...

« La destruction de la forêt est liée à la destruction de l’ordre constitutionnel qui est en cours en Pologne. Parce que cet abattage est illégal », dit Marcin Skubiszewski. L’homme d’une cinquantaine d’année n’est pas spécialement écologiste. Il se dit avant tout militant pour la démocratie, proche du KOD, le Comité pour la défense de la démocratie, mouvement créé en Pologne après l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice.

Ici, parmi les activistes venus défendre la forêt, certains se disent de gauche, d’autres non. Certains sont des supporters du parti vert polonais Zieloni, d’autre pas. La défense de Bialowieza fait l’unanimité entre eux. « Les localités voisines de la forêt tirent une grande partie de leurs ressources de l’activité forestière. Alors elles sont plutôt pour les abattages, souligne Marcin. Mais il y a aussi le tourisme qui s’est développé autour du Parc national. Les gens qui vivent du tourisme sont plutôt contre. »

Des activistes venus des quatre coins de l’Europe

Le groupe d’activistes a d’ailleurs trouvé, ici à Teremiski, des soutiens au sein de l’université populaire implantée dans le village depuis le début des années 2000. C’est là que le camp de défenseurs de la forêt devrait trouver refuge quand l’hiver arrivera. Le camp en place depuis mai est pour l’instant constitué d’une douzaine de tentes igloo plantées sur le terrain d’une ancienne ferme, et d’une cuisine aménagée sous un auvent. Les vivres, les affaires et les vélos sont entreposés dans les quelques bâtiments de brique du site.

Les règles d’organisation sont écrites en polonais et en anglais. Une dizaine de personnes s’y trouvent ce jour-là. Ils sont parfois jusqu’à 40. Il y a des jeunes Polonais, mais aussi des Italiens, arrivés la veille, et un couple d’Espagnols. « Il y a beaucoup de militants tchèques qui viennent, parce que quelque chose de similaire est en train de se passer là-bas, dans la forêt de Šumova, signale Michał, Varsovien de 24 ans. Nous avons aussi vu des Français, des Allemands, des Hollandais, même des Australiens ». Tous venus pour contribuer à défendre l’une des dernières grandes forêts primaires d’Europe.

Brais et Elena, 27 ans, tous deux espagnols, sont arrivés il y a une semaine, après plusieurs mois à traverser l’Europe à vélo. Ils ont déjà participé au blocage de la machine d’abattage. « J’en ai encore mal au dos, dit le jeune homme. Les gardes-forestiers font tout ce qu’ils peuvent pour nous dégager des machines » « Et ici, les gardes-forestiers ne sont pas comme en Espagne ou en Allemagne. Ils sont armés, on dirait plutôt des policiers », ajoute Elena. « Hier, nous étions 15, et il y avait 30 gardes-forestiers face à nous », complète Brais.

« En bloquant les machines, nous empêchons une violation du droit »

Les militants ont procédé à 17 blocages depuis mai. « Il y a déjà eu deux procès d’activistes suite aux blocages. Un en août et un le 21 septembre, signale Michał. « Ce sont des procès pour trouble à l’ordre public. Au dernier, neuf personnes étaient accusées. Nous nous défendons en disant que la loi est de notre côté. Parce que les abattages se font en violation des lois sur l’environnement. Ils sont illégaux. En bloquant les machines, nous empêchons le droit d’être violé. »

Pour le professeur de botanique Bogdan Jaroszewicz, ce qui est sûr, c’est que les abattages sont dangereux à long terme pour la conservation de la forêt. « La première conséquence de ces abattages, ce sera la réduction du volume de bois mort sur la zone, qui est pourtant très important pour la régénération naturelle de la forêt et pour la biodiversité, souligne le scientifique. Cela risque aussi de modifier le niveau d’humidité, et donc d’avoir un effet sur le microclimat du site. Là encore, cela a des effets sur la biodiversité. »

« Certains journaux nous appellent parfois des "éco-terroristes" ou des "pseudo-écologistes", nous dit Michał, assis sur une souche posée autour d’un reste de feu de camp. La population locale est divisée. Mais l’attitude des gens a changé, parce qu’ils nous ont vus. Ils ont vu qui nous étions, que nous étions des personnes normales. Et aussi, parce que les coupes sont si étendues que le tourisme a commencé à en pâtir. »

Texte et photos : Rachel Knaebel

Série « Eau et climat », en partenariat avec France Libertés

Cet article est publié dans le cadre d’une série de reportages et d’enquêtes sur les enjeux de la gestion de l’eau et des sols dans le contexte du réchauffement climatique, réalisée avec le soutien de France Libertés - fondation Danielle Mitterrand. www.france-libertes.org

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