Santé environnementale

« Il faut que le droit pénal prenne en compte les crimes industriels »

Santé environnementale

par Nolwenn Weiler

Massifs, les cancers professionnels résultant de l’exposition à l’amiante, aux pesticides ou à d’autres toxiques, restent largement invisibles. La sociologue Annie-Thébaud Mony nous explique pourquoi et ce que peuvent faire les citoyens. Entretien.

Basta! : Pourriez-vous revenir sur l’importance de ne pas réduire la santé publique à un problème ou à des enjeux de comportements individuels ?

Annie Thébaud-Mony
Annie Thébaud-Mony
Sociologue, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), chercheuse associée au groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle.

Annie Thébaud-Mony : Les maladies liées à l’amiante ou aux pesticides ne sont pas des maladies comportementales. Malheureusement, en santé publique, il y a une forte tendance à interpréter tous les problèmes de santé comme relevant de la responsabilité individuelle. On sait pourtant aujourd’hui, et c’est très clair dans de nombreuses enquêtes que j’ai pu faire, que les cancers sont en grande partie causés par des expositions professionnelles à des produits toxiques.

Les inégalités sociales face au cancer, mais c’est vrai d’autres maladies, sont liées aux places occupées dans la division sociale du travail, dans l’appareil de production. Les ouvriers sont les premiers concernés et ils sont exposés à plusieurs produits cancérogènes au fil de leur carrière professionnelle. Dans tous les cas, ce sont des expositions imposées.

Les facteurs de risques dépendent aussi de l’endroit où l’on habite. Car ce qui est réglementé ou interdit de ce côté-ci de la planète est parfois autorisé ailleurs….

Oui, hélas. C’est ce que l’on appelle le « double standard »…. Et sur cette question, on peut citer l’exemple de l’amiante. Quand les mobilisations ont commencé, les industriels ont tout de suite menacé d’aller exploiter l’amiante ailleurs. Dès la fin des années 1960, Eternit et Saint-Gobain, qui sont deux firmes européennes, ont été ouvrir la plus grande mine d’amiante du monde, au Brésil, pays qui jusqu’alors n’avait pratiquement jamais utilisé l’amiante.

On avait cette justification très cynique des industriels qui disaient que, de toute façon, l’espérance de vie était telle dans ces pays, que les ouvriers exposés à l’amiante allaient mourir d’autre chose que d’un cancer… et ils ajoutaient que le logement social avait besoin de matériaux pas chers, ce qui était le cas de l’amiante.

Sur la question de l’amiante, il y a eu des luttes massives et victorieuses, qui ont notamment manié l’arme du droit. Pouvez-vous raconter ces luttes ?

Il y a, très rapidement, eu une alliance entre les travailleurs et les travailleuses, et les scientifiques. Leurs expertises réciproques se complétaient. Mais pour que les choses changent vraiment, il a fallu porter les problèmes en justice, et là, les avocats ont joué un rôle essentiel. Des milliers de reconnaissances en maladie professionnelle ont été obtenues, ainsi que des « fautes inexcusables de l’employeur », ce qui signifie qu’il savait parfaitement que ses salariés étaient exposés à un produit dangereux, et qu’il n’a pas mis en place ce qu’il fallait pour les soustraire à ce danger.

On a également eu des reconnaissances très nombreuses du préjudice d’anxiété de personnes exposées à des produits toxiques. Ces victoires judiciaires ont été très importantes, pour l’indemnisation des préjudices des victimes, mais aussi pour la prévention des risques liés à l’amiante, mais aussi de ceux liés à d’autres substances toxiques. C’est vraiment cette alliance entre les juristes, les scientifiques et les victimes qui a permis des avancées jurisprudentielles très importantes.

Aujourd’hui, il reste très compliqué d’obtenir une reconnaissance en maladie professionnelle. Et on peut citer sur ce point le dossier des pesticides. Les victimes mettent souvent des années à obtenir justice…

La force du mouvement social des victimes de l’amiante, les alliances que nous avons évoquées et l’important travail d’information fourni par certains journalistes d’investigation au tournant des années 1990 et 2000 a permis une prise de conscience dans l’ensemble de la société. On ne retrouve pas cela dans les mêmes proportions pour d’autres produits toxiques, malheureusement.

Aujourd’hui, il est vrai qu’obtenir une reconnaissance en maladie professionnelle demeure très compliqué. C’est un vrai parcours du combattant, dans lequel il faut apporter la preuve de son exposition, ce qui n’est pas facile du tout. On a très peu de traçabilité des expositions, les personnes sont maintenues dans l’ignorance des substances qu’elles utilisent. Il faut donc aller à la pêche aux informations auprès du médecin du travail ou auprès des organisations syndicales qui sont éventuellement présentes dans l’entreprise. Avec l’évolution du monde du travail, et sa grande précarisation, c’est encore plus difficile.

Le problème, avec ce faible nombre de reconnaissances, c’est que non seulement les droits des victimes sont niés, mais qu’en plus la catastrophe n’est pas documentée. C’est un peu comme si elle n’existait pas…

L’un de mes collègues disait que l’on ne connaît que ce que l’on reconnaît. Les statistiques nationales en 2021, c’est entre 1600 et 1650 cas de cancers professionnels reconnus pour le régime général. C’est dérisoire par rapport à ce que l’on peut observer dans un travail de recherche comme celui des groupements d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle. Et c’est très peu aussi par rapport à des estimations épidémiologiques qui donnent entre 30 000 et 40 000 nouveaux cas de cancers par an.

On a une quadruple invisibilité des cancers professionnels. L’invisibilité toxique, qui est massive, et qui est liée au fait que les molécules sont mises sur le marché avant d’avoir été testées pour leurs propriétés toxiques. On peut à ce titre citer l’exemple récent des pesticides SDHI, qui auraient dû faire l’objet d’un travail d’expérimentation avant d’être mis sur le marché. Leur toxicité est maintenant prouvée. Mais le mal est fait.

L’invisibilité physique est liée au fait que, en milieu de travail, les ouvriers et les ouvrières ne peuvent pas exercer leur droit de retrait, souvent parce qu’ils ne connaissent pas la toxicité des substances avec lesquelles ils travaillent. L’invisibilité sociale découle de la non-reconnaissance et du non-recours aux droits, à la déclaration et à la reconnaissance des maladies professionnelles. Et l’invisibilité politique consiste à réaffirmer, année après année, que les cancers sont d’abord liés aux comportements individuels. Tout cela fait obstacle à des décisions politiques, comme celle de l’interdiction de l’amiante. Et on l’a vu très récemment avec le glyphosate.

Parmi les stratégies industrielles mises en place pour que l’usage de leurs produits dure le plus longtemps possible, il y en a une en particulier que l’on retrouve très nettement pour l’amiante et pour les pesticides. C’est ce qu’on appelle « l’usage contrôlé » ou le « respect de la dose » qui garantiraient, selon les vendeurs de ces produits, un usage sans danger…

Il faut vraiment insister sur le fait que toutes les substances dont on parle sont des toxiques dits sans seuil, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de seuil en dessous duquel ces substances ne sont pas toxiques. Les « valeurs limites d’exposition » ou les doses qui seraient « tolérables » ne sont absolument pas des valeurs de santé publique. Ce sont des compromis sociaux et économiques.

On l’a bien vu avec l’amiante. L’usage contrôlé de l’amiante a été une mystification organisée par les industriels dans les années 1970, quand ils se sont rendu compte qu’ils n’allaient pas pouvoir empêcher que la dangerosité de l’exposition à l’amiante investisse l’espace public. Ils ont donc forgé ce slogan d’« usage contrôlé » qui est totalement vide de sens puisque malheureusement, année après année, nous avons pu documenter au niveau scientifique et au niveau humain le drame de l’exposition à très très faibles doses qui entraînent des cancers. La même situation se renouvelle avec les pesticides.

Ces dernières années, on a assisté à des attaques assez systématiques envers les contre-pouvoirs en entreprise et notamment les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui ont été des lieux de formation très importants des militants syndicaux sur cette question de la santé au travail. Comment conserver les connaissances acquises pendant toutes ces années ?

Les CHSCT ont été des outils très importants. Prenons l’exemple de l’usine Adisseo, près de Montluçon où il y a eu une alerte du CHSCT sur une substance toxique mutagène qui s’appelle le chloracétal C5. Dès que les tests de toxicité ont été connus du CHSCT, il y a eu des interruptions de l’atelier concerné et des mises aux normes dans le but de protéger les salariés. Le CHSCT a soutenu les demandes de reconnaissance en maladie professionnelle en lien avec un médecin du travail qui a vraiment été actif. Les délégués ont aussi aidé des victimes à obtenir la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

Cela aurait été impossible sans les archives du CHSCT. C’est un des meilleurs exemples que je puisse avoir pour dire à quel point le CHSCT a eu une mission très importante pour protéger la santé des salariés. Ils ont en plus utilisé leur droit d’accès à une expertise CHSCT. C’est-à-dire un expert est venu et a fait un travail de fond sur les conditions dans lesquelles les travailleurs étaient exposés. Aujourd’hui, il existe une association, l’Association des malades de la chimie, qui, depuis le début des années 2000, a réussi à continuer ce combat pour la reconnaissance en maladies professionnelles et pour aider les délégués à continuer à travailler. Ils poursuivent le travail du CHSCT.

Est-ce que la création d’associations de soutien aux victimes de maladies professionnelles n’est pas aussi due au fait que les militants locaux n’arrivent pas forcément à trouver le relais dont ils auraient besoin au niveau des confédérations syndicales ?

Il est certain qu’il y a une vraie difficulté pour les collectifs syndicaux locaux à faire remonter leurs préoccupations vers les instances fédérales et confédérales. On peut avancer plusieurs explications. Le fameux « dialogue social » a entraîné une multiplication des instances paritaires qui fait que les militants syndicaux sont écartelés entre de multiples mandats et que ce n’est pas facile pour eux de suivre tous les dossiers. Les questions de santé sécurité impliquent beaucoup de travail. Les associations s’inscrivent donc dans une vraie complémentarité avec les organisations syndicales de lutte sur le terrain.

Pour les pesticides et pour l’amiante, il est évident qu’il faudrait que les mobilisations soient reprises par des organisations syndicales comme la Confédération paysanne, comme d’autres espaces syndicaux de représentation des travailleurs, parce que c’est extrêmement nécessaire que ce ne soit pas à côté, mais je dirais, en capillarité, pour permettre de faire évoluer les choses.

Et est-ce qu’il n’y a pas aussi pour les syndicats le chantage à l’emploi qui joue ?

C’est effectivement une des difficultés auxquelles se heurtent les organisations syndicales de salariés dans les négociations au niveau national. Le chantage à l’emploi prend le pas sur toutes les autres considérations, et notamment celle des conditions de travail. On peut, sur ce sujet, revenir sur l’exemple de l’amiante. Car avant l’interdiction, ce chantage était très fort. Et les mobilisations de travailleurs - y compris syndicales à l’époque – tout en se battant pour l’interdiction, se sont battues sur cette question de l’emploi. Il y a même eu des revendications d’un statut pour les travailleurs de l’amiante.

Cette idée pourrait être reprise aujourd’hui sur la question des pesticides. Les entreprises qui ont fait des profits absolument monstrueux sur le dos des travailleurs exposés pourraient alimenter un fonds qui devrait permettre non seulement l’indemnisation des victimes de pesticides, mais aussi la reconversion des travailleurs et/ou leur retraite anticipée. Ce sont des revendications qui devraient être portées par les organisations syndicales pour une interdiction de tous les pesticides de synthèse.

Historiquement, le droit du travail a été négocié avec des compromis autour de la question de la santé, avec un nombre de malades estimé acceptable… La compensation des maladies professionnelles repose sur ce compromis. Est ce qu’il n’y a pas aussi un problème autour de cette notion-là ?

Il y une contradiction dans le Code du travail entre le droit à la réparation des maladies professionnelles et l’interdit de tuer, de blesser ou de mettre autrui en danger. Mais cet interdit a été réaffirmé à de nombreuses reprises. Il figure aussi dans le droit pénal, qui pose comme interdit majeur le fait de blesser, de tuer, de mettre autrui en danger. Donc, même si le droit à l’indemnisation est venu en quelque sorte masquer cet interdit, il n’équivaut pas à un droit de tuer.

Ce droit de tuer, il s’est construit au fil du temps, avec l’impunité des personnes qui ont mis les travailleurs et travailleuses en danger, sans être jamais inquiétés pour cela. On peut là dessus citer l’exemple très préoccupant de l’amiante : 25 ans après les premières plaintes des victimes, on n’a toujours aucune poursuite. Juste des non-lieux. Et ces non-lieux ne sont pas liés à l’absence de faits accablants du point de vue des infractions au code du travail par les employeurs !

La poursuite du marché de l’amiante, bien au delà du moment où toutes les connaissances ont été produites sur les maladies liées à ce matériau, aurait dû permettre à des juges de s’en saisir et de considérer que ça rentre dans une peut être une nouvelle catégorie du Code pénal qui est la catégorie des crimes industriels, des crimes sociaux et environnementaux, qui resterait à inventer. Il faut qu’il y ait une réflexion de nos parlementaires sur ce sujet. Il faut qu’on puisse obtenir que le droit pénal prenne en compte les crimes de masse que sont les crimes industriels.

Sur la question des pesticides, il semble émerger une convergence de luttes, entre les agriculteurs, les travailleurs qui sont exposés à ces produits et les riverains. Que pensez-vous qu’il pourrait se passer ?

Henri Pézérat [chercheur, directeur de recherches au CNRS, chimiste, toxicologue et lanceur d’alerte, décédé en 2009] disait au début des années 2000 que la santé des travailleurs est la sentinelle de la santé environnementale. Des historiens et sociologues parlent aujourd’hui des « débordements industriels ».

Aujourd’hui il y a une prise de conscience, aussi bien chez les travailleurs que chez les riverains, parce que quelquefois ils sont à la fois les deux, qu’il faut arriver non pas à se mettre en opposition les uns avec les autres, mais au contraire à prendre la mesure de la gravité de ce qui se passe. On peut à cet égard citer le travail qui est fait depuis quelques années en Loire-Atlantique à la suite de la découverte de nombreux cas de cancers d’enfants.

Un institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale s’est créé et il va explorer diverses voies pouvant expliquer ces cancers, mais aussi d’autres problèmes sanitaires. À l’évidence, ce qui va être instruit, c’est forcément à la charnière entre l’exposition professionnelle et l’exposition environnementale. Leur travail est passionnant et c’est un peu l’espoir des années qui viennent.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

En photo : Un portrait de mineur dans les locaux de la CFDT à Freyming-Merlebach, en Lorraine, où une grande majorité des 20 000 anciens mineurs encore en vie souffrent de maladies pulmonaires et de cancers liés à des expositions à la silice ou l’amiante/© Benoît Collet