« Permettre l’accès à une alimentation de qualité pour tous est une mission de service public »

par Sophie Chapelle

À Montpellier, 400 habitantes ont accès à une alimentation de qualité grâce à une caisse commune. Cette initiative locale est l’une des plus abouties des projets de Sécurité sociale de l’alimentation. Comment la généraliser ? Entretien.

Basta  !  : Voilà plus d’un an qu’une caisse alimentaire commune a été mise en place à Montpellier. Comment fonctionne ce dispositif ?

Killian Vallois [1] : La caisse alimentaire de Montpellier a été lancée en février 2023. Le budget du projet, de 480 000 euros, est issu de fonds publics, privés et de cotisations des participantes actuelles du projet (environ 400 aujourd’hui). Un comité coordonne le projet. Il est composé à ce jour de 61 membres, dont la moitié est en situation de précarité alimentaire.

C’est ce comité qui a créé les règles de fonctionnement de la caisse. Le but de cette caisse, c’est de lutter contre la précarité alimentaire en permettant l’accès à une alimentation de qualité pour le plus de monde possible. Un collectif s’est formé à partir de 2021 pour porter ce projet de caisse alimentaire commune [2].

Comment avez-vous procédé à la constitution de ce comité citoyen  ?

Nous avons veillé à ce que ses membres viennent d’horizon divers, socialement et culturellement. Début 2022, plusieurs événements ont été mis en place pour amener les gens à se rencontrer et à discuter ensemble d’alimentation. Il y a eu des balades alimentaires dans les quartiers pour échanger sur l’alimentation qu’on pouvait y trouver et ce qu’il manquait. Des conférences et projections-débats ont été organisées, ainsi que des moments de cuisine partagée. Un collectif, Territoires à vivres, s’est appuyé sur des associations implantées dans des « quartiers prioritaires de la politique de la ville », pour atteindre un public précaire qui ne serait pas forcément venu de lui-même vers la caisse.

Le comité citoyen de l’alimentation a été lancé formellement en octobre 2022, avec 47 personnes. Des réunions de travail ont contribué à  créer peu à peu une culture commune, avec des interventions de spécialistes sur la précarité alimentaire, les liens entre l’alimentation et la santé ou l’environnement... Ce comité est vraiment un espace de démocratie alimentaire et d’éducation populaire. L’idée était aussi d’apprendre à se faire confiance et s’accorder sur la manière dont nous allions prendre des décisions en commun. Qui va cotiser ? Sur quelles modalités  ? En échange de quoi  ?

La caisse a été véritablement lancée en février 2023. Les 45 premières personnes ont alors commencé à cotiser tous les mois et à faire leurs achats alimentaires. On a ensuite ouvert la caisse à plus de monde pour arriver à environ 400 personnes aujourd’hui.

Des mains écrivent sur une feuille, à côté posée sur la table se trouve une carte "comité citoyen de l'alimentation"
Carte de membre du comité citoyen de l’alimentation.
©Caisse alimentaire commune de Montpellier

Quel est le profil des  participantes ?

On voulait former un échantillon représentatif de la population de la métropole. On a choisi deux critères, l’âge et le revenu, et on a tiré au sort des personnes qui avaient répondu à l’appel à participation. Outre les tirées au sort, il y a eu également des personnes orientées par des structures partenaires. Environ 80 personnes, en plus grande précarité, ont rejoint la caisse de cette manière.

Qu’avez-vous décidé pour les montants des cotisations ?

C’est une cotisation à montant libre, autodéterminé en fonction des revenus. Elle est versée tous les mois. En échange de cette cotisation, une personne par foyer touche 100 euros par mois pour ses achats alimentaires.

Si on a fait ce choix, c’est parce que personne ne connaît mieux sa situation que soi-même. C’est à chacune de choisir son montant de cotisation en l’adaptant à ses revenus. Quelqu’un qui a peu de moyens contribue peu ; et celui ou celle qui a beaucoup contribue davantage. Comme il est difficile de se situer dans l’échelle de revenus, le comité a mis en place un guide d’autodétermination de montant de cotisations avec trois indicateurs : le revenu du foyer, le revenu disponible, c’est-à-dire le reste à vivre une fois les charges courantes payées, et le budget alimentaire. Selon l’échelle, l’outil réalisé par le comité suggère une cotisation. Mais c’est à chacune de savoir s’il ou elle veut ou non se servir de l’outil et suivre ses indications.

Des personnes assises en rond dans une salle
En janvier 2023, le comité citoyen se réunit pour valider les grilles de cotisations établies lors de précédentes réunions en groupes. Voir le détail des montants
©Caisse alimentaire commune de Montpellier

Un an après le lancement de cette caisse, parvenez-vous à un budget équilibré avec ce système de montant de cotisations autodéterminé   ?

Non, on n’arrive pas à l’équilibre. Aujourd’hui la cotisation moyenne est à 60 euros par mois et elle est complétée pour moitié par de l’argent public (ville, métropole, région, département) et pour moitié par des fondations privées (Fondation de France et Fondation Daniel et Nina Carasso). Il faudrait une cotisation moyenne de 100 euros pour avoir un budget à l’équilibre sans aides extérieures. Mais dans ce cas, ce serait inaccessible pour nombre de personnes. Or, nous voulions au contraire faire participer beaucoup de monde en grande précarité. Ceux-ci cotisent souvent un, cinq ou dix euros par mois.

On n’a par ailleurs pas réussi à construire un échantillon représentatif de la population de la métropole, car il nous manque des personnes dans les tranches de revenus les plus élevées. Il n’y a pas assez de monde dans ces catégories-là à avoir postulé.

Dans ces conditions, il n’est pas possible d’être à l’équilibre, mais ce n’est pas notre souhait. On considère que permettre l’accès de toustes à une alimentation de qualité est une mission de service public. Ça ne nous dérange donc pas d’utiliser l’argent public, l’argent de nos impôts, pour en récupérer une part afin de l’orienter vers une alimentation de qualité pour toustes.

Le comité citoyen a aussi décidé de lieux de vente «  conventionnés  ». Comment avez-vous choisi tel lieu de vente plutôt qu’un autre   ?

Dans les structures du collectif Territoires à vivres, certaines faisaient déjà de la vente de produits alimentaires. On a d’emblée pu conventionner quatre commerces : les groupements d’achats de Vrac et Cocinas, un supermarché coopératif, un marché paysan, un café et épicerie sociale et solidaire. Ces structures partagent notre système de valeurs puisqu’elles ont contribué à monter le projet depuis deux ans.

Pour les autres lieux, on a essayé de voir ensemble quels critères nous semblaient importants et on a établi une grille du commerce «  parfait  »  : produits de qualité, à des prix abordables et avec des marges raisonnables qui rémunèrent convenablement les paysannes qui les produisent, commerces accessibles aux personnes à mobilité réduite ou encore responsabilité sociale. La situation parfaite n’existant pas, on a donc fait un système de points.

Avant le conventionnement, deux membres du comité citoyen se rendent sur le point de vente, posent des questions aux personnes qui y travaillent, réalisent une appréciation et en discutent avec le comité citoyen pour déterminer si on conventionne ou non ce commerce.

Aujourd’hui, une douzaine de points de vente et trois marchés sont conventionnés. Ce qui englobe une trentaine de productrices et producteurs environ (voir la carte des points de vente conventionnés).

Une trentaine de personnes debout dans une salle
Fin 2022, une quarantaine d’habitantes de Montpellier participent au premier comité.
©Caisse alimentaire commune de Montpellier

Pourquoi avoir créé une monnaie spécifique pour la caisse alimentaire commune, la Mona  ?

Créer cette monnaie numérique alimentaire est fédérateur. Ensuite, ça facilite le fléchage vers les commerces conventionnés. On peut demander aux commerces combien de Mona ils ont reçu pour quels types de produits, et ainsi comprendre la manière dont est utilisée la Mona. On commence à travailler sur les données chiffrées et on sait qu’une part très importante va vers le bio, avec une part importante de fruits et légumes.

Est-ce que les participantes considèrent vivre mieux avec cette caisse  ?

On n’a pas encore les données suffisantes pour mesurer le changement. Par contre, on a beaucoup de retours qualitatifs de personnes qui étaient en grande précarité alimentaire, et qui aujourd’hui sont davantage dans une situation de sécurité alimentaire. Cela dépend beaucoup des situations individuelles.

Pour une personne seule, 99 euros supplémentaires par mois pour faire les courses – si on cotise 1 euro – cela fait une grosse différence et permet de sortir la tête de l’eau du point de vue de l’alimentation. En revanche, pour une famille de cinq personnes, ce n’est pas avec 100 euros en plus qu’on change la donne. Cela permet d’améliorer la qualité d’une partie de l’alimentation, mais ça reste une petite part du budget alimentaire, et ça ne permet pas de sortir de la précarité alimentaire.

C’est pour cela qu’on veut pérenniser la caisse et que des dispositifs comme celui-ci se répandent. Cela permet aussi de comprendre pourquoi le collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) défend 150 euros par personne et par mois.

Votre caisse alimentaire commune s’inscrit-elle dans le projet de Sécurité sociale de l’alimentation porté à l’échelle nationale par des associations et organisations ?

Oui, nous en reprenons les grands piliers – universalité, conventionnement et financement par les cotisations – mais on les adapte à notre réalité locale et d’expérimentation.

On ne peut pas être sur l’universalité aujourd’hui avec un projet qui est testé à petite échelle, mais on s’en rapproche le plus possible avec le tirage au sort et «  l’aller vers  » des publics les plus variés. Pour le conventionnement, on le fait avec le comité citoyen : c’est donc assez proche de ce qui pourrait être mis en place sur un projet de Sécurité sociale de l’alimentation à grande échelle.

Question financement, on est sur de la cotisation de personnes qui s’engagent volontairement dans le dispositif et dont le montant est autodéterminé. Un projet à l’échelle nationale suppose, lui, des prélèvements obligatoires avec un taux standardisé comme pour les cotisations sociales actuelles.

En tout cas, nous sommes membres du collectif national pour une SSA et on fait partie du réseau des initiatives locales du projet. Notre comité citoyen a d’ailleurs rencontré celui de Cadenet (Vaucluse), de la Gironde et de Dieulefit (Drôme). On voit peu à peu le comité citoyen se politiser sur ces questions de SSA pour ne pas rester sur une expérimentation à Montpellier à petite échelle, mais pour que ça infuse, que ça se multiplie et si possible que ça se généralise.

Des personnes autour d'une table en extérieur
En septembre 2023, le comité citoyen de Montpellier reçoit les comités de Cadenet, Gironde, Dieulefit et Toulouse.
©Caisse alimentaire commune de Montpellier

L’expérimentation de la caisse alimentaire à Montpellier est prolongée au moins jusqu’à juin 2024. Quelles seront les suites  ?

Il est très probable qu’on enclenche une deuxième phase allant jusqu’à fin 2025. On recherche actuellement des financements pour cela. Il va falloir qu’on évalue la première phase. Les retours qu’on a sont très positifs, mais on a aussi un comité scientifique qui suit l’expérimentation. Nous serons attentifs, attentives, au résultat pour voir pourquoi et comment prolonger l’expérimentation et la pérenniser.

Nous allons probablement augmenter le nombre de personnes participantes, mais peut-être modifier les modalités de cotisations par exemple, tout en veillant à ce que le comité citoyen reste central. On veut que le projet soit irrécupérable et reste aux citoyennes.

Avez-vous des conseils pour celles et ceux qui voudraient expérimenter la Sécurité sociale de l’alimentation  ?

Si on veut apprendre collectivement, il faut tester partout des modalités qui soient les plus différentes possibles. Je dirais  : tentez, sans faire la même chose. Il faut que les critères soient cohérents avec la réalité locale. Et aussi  : faire avec les profils les plus variés possible en impliquant les associations locales partageant vos valeurs, mais touchant des thématiques diverses. Ça nous a permis de penser un projet systémique.

Propos recueillis par Sophie Chapelle

Photo de Une : Visite de la ferme urbaine collective de la Condamine. Le 22 avril 2023, les membres du comité citoyen ont échangé avec les productrices et producteurs sur les critères de conventionnement/©Caisse alimentaire commune de Montpellier.

Notes

[1Killian Vallois est chargé de mission démocratie alimentaire pour la caisse alimentaire commune de Montpellier.

[2Huit salariées – cinq équivalent temps plein – travaillent actuellement au bon fonctionnement de la caisse alimentaire de Montpellier.